Les mots que je couche et puis que je biffe
Si j'ai l'écriture vive et rageuse, ceux-là je les trace toujours lentement, pour une fois généreuse avec le temps que je leur consacre.
Ceux-là je ne les crache pas, je ne les griffe pas d'une plume aussi encolérée que crissante.
Ces mots-là je les couche méthodiquement sur le papier, je les aligne l'un après l'autre d'un trait toujours manuscrit que je m'applique à rendre le plus épais possible. Crayon gras, encre fluide ou stylet large, quelque soit le support et l'instrument que j'use, chaque mot sera dessiné plus que jeté, qui sur la feuille, qui sur l'écran. Comme ces phrases d'une heure au relief creusé dans le sable et offertes à la mer qui viendra les engloutir.
Car qu'ils soient timides et chuchotés, qu'ils soient pleins ou déliés, dès lors qu'ils sont, ils seront irrémédiablement biffés de rayures fines, méthodiques et fatales.
Chaque lettre deviendra secrète.
Chaque mot sera anéanti.
Chaque phrase rejoindra le néant.
Je ne les lisse que pour mieux les dévaster.
Mots en l'air, sans queue ni tête. Parfois paradigme, souvent rengaine.
Ils ne seront livrés qu'un instant avant d'être sabrés, minutieusement, sans parvenir à déterminer si je prends plus de plaisir à les écrire qu'à les détruire.
Ils sont l'évidence dont on va se persuader, le désir qu'on ose enfin confesser ou la crainte que l'on voudrait juguler à tout jamais.
Ils sont les mots que l'on ne prononce jamais mais que dans le silence, on aime à tracer avant de les réduire en cendre.
Peut-être pour se persuader qu'on existe ou pour tuer le temps ou pour rien.
Juste pour rien - pour une fois, juste pour rien précisément.
Chris
Photo sur Pinterest